Je suis Madame tout le monde : âge moyen, taille moyenne, française, trois enfants. J’ai été élevée avec des principes, des valeurs, que j’essaie de leur transmettre du mieux que je peux. J’aime aller me promener, prendre l’air, décompresser, comme tout un chacun je présume.
Le jeudi 17 octobre 2013, je vais à l’îlot des Cordeliers boire un chocolat à ma pause déjeuner. Je fais mes courses, et vers 13h30, je prends la sortie qui donne sur l’arrière-cour. Avant de passer les portes coulissantes qui donnent sur le restaurant ‘le dos de la fourchette’, je m’arrête, abasourdie, et vois deux vigiles qui emmènent avec violence un gars dépenaillé, sans défense. Ils le sortent brusquement. Lui, il a un bras en écharpe, il est maigre, il ne peut rien faire. Ils le bloquent dehors dans le renfoncement de la cour, et un des vigiles le tabasse, j’entends des cris et des coups.
Après quelques secondes d’effarement, j’essaie de parler avec l’autre vigile resté en retrait, qui m’a identifiée comme témoin gênant. J’essaie de comprendre, on ne peut pas faire ‘ça’, ce n’est pas ‘acceptable’, un uniforme ne donne pas tous les droits. Le vigile qui ne fait rien use de son talkie walkie pour informer son collègue que je suis là, que je ne suis pas partie, que j’ai vu. Du coup, la porte de service métallique se referme sur la scène de violence, nous laissant dehors. J’ai bien entendu les cris et les coups, je les entends encore, juste là derrière. Mon unique recours est de continuer d’interpeller celui qui couvre son collègue : ‘que se passe t-il ? c’est grave !’’Ce n’est pas bien ce que vous faites, il faut que ça s’arrête !’Donnez moi votre nom. Je ne partirai pas tant que je ne serai pas sûre que cette personne malmenée est ressortie et va bien »…
Peine perdue. Mon interlocuteur ennuyé par mes jérémiades me plante là, et rentre dans la galerie marchande. Je le suis et essaie d’attirer l’attention, de « faire scandale ». Je me rends compte que je suis seule, tout le monde s’en fiche, tout le monde ferme ses oreilles et poursuit ses courses. Le vigile continue de marcher, refusant à nouveau de me donner son nom. Le ton monte, le temps me semble interminable. Je reste là, à suivre ce vigile, à avoir honte : une autre violence m’assaille, celle de tous ceux qui ne bougent pas autour de moi … Et si c’était moi de l’autre côté des portes coulissantes ? …Et si c’était vous ?
Le vigile, que je continue de suivre, se justifie ‘on est payé pour régler les problèmes efficacement ‘. Belle efficacité. Devant cette inertie, je lâche « on ne peut pas régler les problèmes de cette façon, et puisque c’est comme ça, je vais à la police », ‘On aura alors un deuxième problème à régler’ ? C’est bien cela que j’entends ? Je cours, pour me calmer, parce qu’il y a urgence. Arrivée au commissariat de centre ville, je suis hors de moi, j’ai envie de hurler. A l’accueil, on m’écoute, on téléphone, on m’informe qu’une patrouille part. Je donne mon numéro de téléphone ‘il ne faut pas hésiter à me joindre’.
Le soir, je les rappelle pour avoir des nouvelles.
« Selon la direction des Cordeliers ‘il ne s’est rien passé’ ». Je demande à mon interlocuteur comment être sûre d’être informée de la suite des évènements. Il me dit qu’il faut déposer une main courante. Je tiens bon et ne renonce pas malgré l’attente. A présent, je relis le document officiel enregistré et ne reconnais pas vraiment la scène : édulcorée, vidée de son émotion et de sa brutalité. Je m’interroge sur l’utilité de la démarche. Je ne sais toujours pas ce qu’est devenu cet homme. Je voudrais savoir qu’il va bien.
Je discute avec mes enfants : ils savent aujourd’hui qu’il y a des dysfonctionnements dans la belle mécanique du maintien de l’ordre, et regardent d’un autre œil l’élégante galerie commerciale du centre ville.
J’ai essayé d’agir. Cette agression reste somme toute banale. Et c’est en cela que c’est terrible.
A.
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