Cessons la chasse aux sans-abri, arrêtons de criminaliser l’espace public. Le Monde.fr 06/06/2012

Par Freek Spinnewijn, directeur de la Feantsa, Marc Uhry, Fondation Abbé Pierre/Housing Rights Watch

Partout en Europe, les dernières années ont été marquées par l’effritement des mécanismes de solidarité, progressivement remplacés par des dispositifs de contrôle et de répression des personnes les plus fragiles. Au Royaume-Uni, l’anti-social behaviour, fait par exemple qu’un logement social peut vous être refusé au nom d’une condamnation par une juridiction civile (un conflit de voisinage, etc.), les squats relèvent désormais de la loi criminelle. En Hongrie existe désormais une série d’actes autorisés dans l’espace public : tout geste est devenu potentiellement délictueux, permettant un harcèlement arbitraire des populations indésirables. En France, les arrêtés anti-mendicité se multiplient, le stationnement des gens du voyage relève désormais du pénal, les bidonvilles sont traités sous l’angle de l’ordre public, les prostituées sont refoulées à l’orée des villes,… En Espagne, en Lituanie, aux Pays-Bas, au Danemark, en Italie, en Grèce, le même type de phénomène s’observe.
La première observation qu’appelle cette évolution est son caractère paradoxal : la crise, conjuguée à l’essoufflement des politiques de protection sociale, conduit les laissés pour compte à adopter des pratiques de survie : mendicité, vie en cabane, etc. Or ces pratiques de survie tendent à être interdites. Ce phénomène est amplifié par la difficulté de se défendre juridiquement pour les personnes en situation vulnérable : connaissance des droits, mécanismes judiciaires, financement des frais d’avocat… Tout concourt à ce que le traitement policier de la misère ne soit pas limité par la protection des droits individuels. Mais sans offrir la possibilité de subsister autrement, qu’espère-t-on ? User policiers et tribunaux à déplacer des problèmes sans les résoudre, à rencontrer toujours les mêmes individus, les mêmes familles, de squat en bidonville, de place en place ?
Ensuite, cette criminalisation interroge le rapport des démocraties européennes à leurs marges. Le propre de l’idéal démocratique est la protection de l’ensemble des habitants, en droit et en fait. L’existence, pour chaque personne, d’un socle de droits fondamentaux antérieurs à toute classification juridique ou administrative, fait partie du patrimoine génétique par lequel la démocratie se différencie des autres régimes politiques. C’est vrai depuis la déclaration des droits de l’homme de 1789, celle de l’ONU après la seconde guerre mondiale, jusqu’aux textes fondateurs du Conseil de l’Europe et plus récemment de l’Union Européenne. En se substituant à la logique de protection, le traitement policier fondé sur le paradigme de sécurité, rompt avec cet ancrage d’universelle protection et s’écarte des fondements démocratiques des Etats européens.
Enfin, ce traitement répressif des marges reflète plus globalement une gestion panique de l’espace public par les institutions. A l’heure de l’éloge de la mixité sociale et du vivre-ensemble, l’espace public est d’abord envisagé à travers le danger que représentent les citoyens les uns pour les autres : « anti-terrorisme », vidéosurveillance, urbanisme des quartiers populaires dessiné par les conditions d’intervention de la police, etc. Tout concourt à considérer la coexistence entre les citoyens avant tout comme un problème, le rôle de l’intervention publique se bornant à dévitaliser le potentiel de conflits qui peuvent s’y manifester. La protection des données personnelles, les contrôles aux aéroports, la société semble se penser comme un ensemble de dangers que les uns représente pour les autres, ce qui est intenable à l’échelle collective comme pour le psychisme individuel. Le traitement répressif des marges, notamment dans l’espace public n’est que la partie émergée de ce phénomène de désagrégation, voire d’opposition de tous contre tous, entretenu par les institutions enfermée dans la gestion paranoïaque de l’espace public, à travers ces dispositifs de soupçon et de contrôle permanents, aussi nécrosants qu’onéreux et inutiles.
C’est par plus de logements, une situation administrative claire, des droits sociaux sécurisés que la misère disparaîtra de l’espace public. On ne construit pas de maisons avec des matraques. La police et la justice ont assez de vrais problèmes à résoudre pour ne pas perdre leur temps à réprimer les malheureux. Parce que le traitement répressif des sans-abri, particulièrement dans l’espace public est inutile, anti-démocratique, illégal, annonciateur d’un rapport de détestation que la société entretient à elle-même, la Fédération Européenne des Associations Nationales Travaillant avec les Sans-Abri (FEANTSA) et le réseau Housing Rights Watch appellent tous les citoyens, les associations de solidarité, les avocats, les juges, les policiers, les élus, les responsables administratifs à utiliser tous les moyens juridiques, politiques, médiatiques, de mobilisation citoyenne, pour renverser la tendance. Inventons un mouvement des droits civiques réconciliant le mouvement social et les défenseurs des droits, à l’échelle européenne. La pauvreté et la diversité ne doivent pas conduire à la répression et au cloisonnement, mais à la solidarité et au partage. Ensemble, martelons cette évidence : la misère n’est pas un crime, c’est un scandale !

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