Deux anonymes poitevines, une famille étrangère et…. la Rue

Un toit pour tous avec ou sans papierÀ l’attention de Mme la Ministre, ministère de la santé et des affaires sociales,
À l’attention de Mme la Ministre, ministère des territoires et du Logement
À l’attention de M. le Ministre, ministère de l’Intérieur
À l’attention de la direction de la cohésion sociale, Paris
À l’attention de la direction Croix Rouge Française, Paris
À l’attention du Président FNARS
À l’attention du défenseur des droits, Mr Baudis

Cc : DDCS Poitiers, Juge pour enfants Mme Verrier, Mme la Préfète de la Vienne, Croix Rouge Française Poitiers, Direction OFII Poitiers, Mr le Maire de Poitiers

Je suis boulangère, j’ai fait des remplacements sur Poitiers et sur ses environs. De nuit, on voit des choses que d’autres personnes ne voient pas, surtout à des heures où il est plus facile de boire un verre, de s’amuser. Peut-être est-on plus « sensible » à certaines choses, je ne sais pas. J’ai moi-même eu des problèmes de logement, j’ai dormi en plein hiver dans ma voiture avec la neige autour, on m’a hébergée, je m’en suis sortie.

Mardi 13 août 2013 je vois des gens sur le bord d’un trottoir. Assis par terre, avec une valise, un sac en plastique, un enfant de six ans environ, ils sont deux femmes, deux hommes. Je ne comprends pas leur langue, la femme la plus jeune, brune, parle anglais. J’essaie de suivre, et comprends 115. En même temps elle me montre des papiers : rendez vous préfecture et OFII début septembre. Là aussi je ne sais pas ce que ça veut dire, je me dis que c’est pour les papiers ? Elle est fatiguée, a les yeux rougis, son enfant à l’air d’aller. Elle me dit que son mari est malade, qu’elle n’a plus d’argent pour acheter les médicaments.

J’appelle le 115. J’aurai pu téléphoner au 17 ou au 18. La personne du 115 au bout du fil m’écoute, ‘je ne suis pas à la rue’, je lui dis que ‘je ne sais pas quoi faire pour ces gens’, que j’ai entendu parler de l’ÉTAPE (squat en centre ville) comme nous sommes près de l’espace Mendès France, que je peux les y emmener. La personne 115 me dit connaître cette famille mais ‘qu’on ne peut pas les accueillir’, ‘pas de places’, je ne comprends pas, pourquoi ? ‘Qu’il ne faut pas les emmener à l’ÉTAPE’,’on ne peut pas se garer là-bas’ que ‘la maraude peut passer’ mais que je vais partir ? ‘Vous n’allez pas rester avec eux ?’. Si. Elle me parle ‘du petit Blossac’, je ne sais pas où c’est, demande des informations, le 115 dit que la maraude passera à 20h15. Il est environ 18H. J’attendrai, franchement de voir ça, ça me brasse. Je lui dis ‘dites moi ce que je dois faire’, réponse : la maraude va arriver. Je dis que ces gens se renseignent (certainement pour dormir) ‘church here ? ‘, Oui il y a des églises ici. Ca me fout en vrac. Je pense à Coluche….

Nous descendons la rue Jean Jaurès, au carrefour du Pont Neuf et du boulevard Anatole France. Le van 115 arrive avec quatre bénévoles, des jeunes. Je reste en retrait et suis sidérée voire dégoûtée de voir les conducteurs à l’intérieur regarder de façon aussi crue ces gens qui se jettent sur la nourriture. Une bénévole vient me voir : oui c’est moi qui ai téléphoné, oui je suis restée avec eux. Elle me dit que ‘c’est bien ce que vous avez fait’, je ne comprends pas. Non ce n’est pas bien, non ce n’est pas une bonne action, ils ne devraient pas être là, quoi ? On va les laisser là ? Comment on ne peut pas les accueillir ? Je ne comprends pas, elle me dit que ‘beaucoup de familles sont à la rue’, que les ‘locaux’ (des français à la rue) ne viennent pas au 115 car il n’y a que des étrangers, ’ils ont honte’. Je demande ‘pourquoi si peu de places ? comment en avoir plus ?25 places ce n’est pas possible !’ Non je répète que ‘ce n’est pas bien ce que je fais, ils restent à la rue’. La bénévole part. Son collègue prend le relais, je continue, je commence à être en colère, ‘faut faire quelque chose !’ Il semble étonné : « Vous avez fait une bonne action » Non! ‘Vous nous avez appelé c’est ce qu’il fallait faire ». Je finis par comprendre qu’alors peu de gens appellent ? peu de gens voient ? Je dis que le père a besoin de soins, les bénévoles posent des questions, la réponse « ah ! Comme il va au Relais Georges Charbonnier c’est bon, il est pris en charge » ;  « Il ne va pas à l’hôpital ? » « Non ! » «  Et l’enfant ? »  « Madame, il y a plein d’enfants dans la rue….. » Je ne sais plus, je crois que j’ai un trou de mémoire, je perds pied. La maraude connaît ces gens ‘ils appellent plusieurs fois par jour, on ne peut rien, pas de place, c’est le politique qui décide » « Qui c’est le politique ? Le Maire ? Le Préfet ? » Personne ne répond. Je leur dit qu’ils « m’ont montré des papiers, je ne sais pas ce que c’est OFII », mais merde ! Je dis : « On ne va pas attendre septembre ? » « Ils vous ont montré leurs papiers ?», le bénévole du 115, après m’avoir ri au nez (je lui ai dit que si ça avait été l’hiver je les aurai emmenés chez moi) est surpris. Il me dit « que de toutes façons ils ont les rendez vous et que ça n’empêche pas d’appeler le 115 ». Est-ce que c’est moi qui débloque ? Est ce que c’est moi qui ai un problème ? « Non ne les emmenez pas à l’ÉTAPE car le 115 ne va pas là bas, non…. ». Il ne faut pas « que je m’inquiète », il me prend le bras, « Vous avez fait ce qu’il fallait, une bonne action ». Je leur dit que je ne pourrai pas faire leur boulot, comment ‘faire une bonne action’ quand cela ne devrait pas exister ? Je leur demande « comment faites vous  pas de réponse. Ils partent, et je reste là, avec ces gens qui boivent leur soupe, qui ont des couvertures, par terre. Prochaine maraude dans quelques jours, il faudra rappeler. ‘Au même endroit ça serait bien’ car le van ‘peut se garer facilement’. Je ne sais pas dans quel pays je vis.

Je passe une nuit à me poser des questions, j’en parle autour de moi. J’ai une copine qui est bénévole dans des associations, je la contacte le lendemain. Elle sait comment parler aux institutions, me dit que le 115 c’est à côté de chez elle (‘près de la boulangerie’, m’ont dit les bénévoles car j’avais vu des gens en plein hiver l’année dernière et il y a deux ans à cet endroit, en pleine nuit. Je me demandais ce qu’ils faisaient là, les uns près des autres en plein froid, sur le bord d’une fenêtre. En bas de Montbernage. Je comprends maintenant). Elle est d’accord pour essayer de faire quelque chose.

Mercredi 14 août elle emmène la famille à OFII : elle se présente, adhérente bénévole à RESF86 et dit qu’elle a rencontré cette famille à la rue (près de Mendès France comme je lui avais expliqué). Elle dit qu’ils sont  « sans rien à manger, sans logement à venir ». Elle rencontre Mme Gratien après une attente de 1H30 à peu près. Beaucoup de questions se succèdent, ma copine dira plusieurs fois « comment fonctionnez vous, comment ? », réponse « on informe, on informe ». La femme la plus âgée du groupe est emmenée par Mme Gratien, afin ‘de lui réexpliquer la situation une nouvelle fois’. Je cite : « Madame Gratien a déjà expliqué tout ce qu’elle vient de dire, mais veut bien leur redire encore, elle va prendre la dame la plus âgée seule dans son bureau ». Ma copine dit : « Mais elle ne comprend pas le français ? », réponse : «  un traducteur n’est pas nécessaire car l’OFII a les siens propres, nous avons les nôtres Madame ». Après vingt minutes environ, toutes deux reviennent (Mme Gratien et la dame). Ma copine repose le problème du logement « Alors, quelle va être sa solution ? ». Mme Gratien répond : « que tout a déjà été expliqué et que ce n’est pas elle qui va solutionner ce problème ». Elle se contentera de ‘donner des instructions’ : concernant les familles, « le nécessaire est fait pour qu’elles sachent à qui s’adresser et que ce n’est pas à elle de solutionner le problème de nourriture, ce n’est pas à son (institution) employeur de prendre en charge ces soucis là, c’est aux associations de prendre en charge tous ces problèmes ».

Réponse de ma copine bénévole : « les associations n’ont pas les moyens financiers pour pallier aux manques de prise en charge de l’Etat ». Mme Gratien dit : ‘Oui je comprends mais j’ai fait (mon travail ?) ce qu’il fallait ». Ma copine insiste, elle qui a déjà accompagné des gens à la Croix Rouge, continue de poser des questions. Mme Gratien lui en pose à son tour : elle lui demande « comment les avez-vous rencontré ces gens ? ». Ma copine dit « à la rue », dit qu’elle sait « où se trouve le 115, que ce n’est pas la première fois qu’elle alerte ». Mme Gratien dira « mais vous faites quoi (quand elle les voit) ? Vous leur parlez ? ». A cette question bête, faute de dire ‘non je les tape’, réponse simple ‘je vois bien que ce sont des gens qui arrivent au 115 et qui repartent  à la rue, j’habite à côté; C’est pour ça que j’ai trouvé qu’il y avait urgence à les amener ici pour pas passer la nuit dehors » .Mme Gratien dira ‘vous avez bien fait mais je leur ai déjà expliqué ». Ma copine dira « mais ils mangent quoi, ils dorment où ? », réponse : ‘Je leur ai déjà expliqué’.

Ma copine demandera si un rendez vous à la préfecture peut être avancé, ce qu’il peut en découler, comment la situation va s’arranger, réponse : «Non ce n’est pas possible ce n’est pas moi qui décide (pour avancer le rendez vous) ; il y a d’autres familles plus prioritaires que cette famille là, elle passera donc plus tard… ». Ma copine ne comprend pas, quelle est cette ‘priorité’ ? Comment celle-ci se décide ? L’entretien se finira ainsi : une des personnes, la dame la plus âgée demandera « qui fait la carte de bus ». Mme Gratien dira « Allez à la Croix Rouge ». Comme je travaille la nuit, je dors en deux temps dans la journée, je les rejoins avenue du 8 mai 1945 à OFII, en fin d’après midi. Après les échanges, le couple le plus âgé veut bien venir avec moi à la Croix Rouge, il est près de 16h30. Comme nous ne pouvons pas communiquer, la dame appelle une personne qui traduit par téléphone.

Rue Lavoisier, je reste en retrait dans l’entrée, là aussi je ne sais pas comment cela se passe. La dame plus âgée me fait signe, je m’approche. Une personne est derrière le bureau elle attend, debout, campée, mains dans le dos. J’explique tout ce qui s’est passé depuis mardi soir : la maraude, les échanges, l’OFII. Je dis ‘que je ne comprends pas ce qui se passe, ils n’ont rien sont à la rue avec un petit garçon’. Elle dit : ‘mais on les connaît, ils appellent tous les jours, (elle dit un nom de famille) c’est un petit local, le 115 (elle me fait un signe avec son index et son pouce), ‘on ne peut pas accueillir tout le monde c’est à tour de rôle, chacun son tour par ordre d’arrivée’, ‘il y a des familles arrivées avant et donc elles sont hébergées au 115 avant car elles sont arrivées avant ces personnes’. Elle fait des étapes avec ses mains, avec ses signes je me dis que je dois être débile, je dis : « mais il y a un enfant, on est en France, faut faire quelque chose », réponse : « mais Madame, il y a pleins de familles à la rue, il y a même des bébés », elle répète encore « il y a des bébés  » en me fixant comme pour enfin me faire comprendre. Je me dis que ce n’est pas possible, car je n’y comprends toujours rien, ce n’est pas possible, j’essaie, je ne sais plus ce que j’ai dit, je reste là immobile. J’ai envie de pleurer, comment elle peut dire ça ? Tout calmement naturellement ? Comment ?

Elle dit ‘ils ont mangé hier’ et alors et aujourd’hui, et demain, et après demain ? Elle sort de derrière le bureau va en face où il y a une baie vitrée. Il y a un homme au fond et à côté de la vitre une femme : elle leur parle, la dame plus âgée la suis avec son téléphone et tente de le donner à l’autre femme qui se met à hurler : « Mais vous (ne) comprenez pas ce qu’on vous dit, mais vous(ne) comprenez pas CE QU’ON VOUS DIT !!! ». Alors là, la haine monte d’un coup, c’est violent pour moi qui suis de l’autre côté, pendant ce temps, la dame plus âgée essaie de lui donner (à celle qui gueule) son téléphone pour la traduction, et j’imagine la personne au bout du fil qui entend ça, et je me dis : bon heureusement qu’elle ne comprend pas le français cette dame qui est avec moi. L’homme à qui s’adresse celle qui s’est déplacée reste au fond du local, on a l’air de le sortir de sa torpeur, la main écrasée sur sa joue, on a l’air de l’embêter, il explique quelque chose, il fait ‘non’ de la tête. Je ne sais plus ce que je fais mais je sors vite de cette ambiance de folie et la dame plus âgée me suis dehors. Son mari a du sentir venir le truc il est assis par terre sur le trottoir. Il n’est pas entré.

On remonte dans la voiture. Qu’est ce qu’on s’en fout que je pleure à ce moment là, que ce soit des gens, des humains, des personnes comme moi qui vivent ça. J’en parle à ma copine, lui raconte tout. Quelques jours après l’épisode, elle m’appelle. Je suis en repos, elle a contacté l’association Droit Au Logement de Poitiers. Quand je leur téléphone, ils me disent une chose : il faut écrire, car ‘les décideurs, les politiques disent que tout va bien, il n’y a pas de problème ici à Poitiers. Ils répètent que le 115 héberge tout le monde, il n’y a personne à la rue’.

Nous sommes deux anonymes. Je ne comprends pas grand-chose à la politique, aux enjeux, mais nous comprenons : que des ‘locaux’ français, poitevins, sont à la rue, des étrangers qui payent cher leurs papiers sont à la rue, des enfants, des bébés, sont à la rue et… ‘il n’y a pas de problème’. Et tout le monde le sait ? Sans jamais dire les noms des gens, car quelle importance que je les connaisse, ce qui me sidère c’est que le 115 maraude et au téléphone savaient, à la Croix Rouge pareil, et aussi à OFII. Moi qui n’ai jamais voté à droite, je ne voterai plus à gauche. Nous avons écrit ceci à quatre mains, j’ai mis du temps à tout développer car je n’ai pas l’habitude, mais là je donne mon avis. C’est décidé car de toute façon ça arrange tout le monde la misère. Des gens sont payés pour laisser d’autres gens dans cet état. Dans la rue. Je m’engage à ne plus voter à gauche. C’est une petite chose, c’est une promesse, les prochaines municipales sont bientôt : c’est terminé.

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